« Serbo-croate et sa désintégration Langue et identité dans les Balkans » : critique de l’ouvrage de Robert D. Greenberg. Dans cet article, je vais résumer son ouvrage pour les non anglophones.
Présentation
Language and Identity in the Balkans. Serbo-Croatian and its Disintegration, « Langue et identité dans les Balkans. Le serbo-croate et sa désintégration », est un essai en anglais de Robert D. Greenberg, publié en 2004 par Oxford University Press. Robert D. Greenberg est un universitaire spécialisé en Études slaves. Cet ouvrage est le résultat de plusieurs années d’enquêtes de terrain et de lectures. En 190 pages (170 en excluant la bibliographie), il aborde le serbo-croate de sa conception au XIXe siècle jusqu’aux 4 langues qui lui ont succédé après 1992 et leurs développement jusque’à 2004/2006 : bosnien/bosniaque, croate, monténégrin, serbe.
L’auteur commence par aborder l’histoire de la codification d’une langue commune aux Serbes et aux Croates malgré les nombreux dialectes. Ensuite, il se penche sur son existence ponctuée de controverses. Enfin, il finit par la codification après 1992 (date du début de l’effondrement de la Yougoslavie socialiste) du croate, du serbe et du bosnien, et des débuts du monténégrin. Il organise son travail en 7 parties (dont une introduction et une conclusion), chacune divisées en (sous-)sous-parties. Les voici résumées ci-dessous en éléments clés :
I – Introduction
Robert D. Greenberg commence son exposé en présentant son inspiration, son but et sa méthode. Les nombreux ouvrages de différentes disciplines sur les sujets du serbo-croate, de sa désintégration et des enjeux culturels et politiques de ses successeurs prennent souvent position. C’est pour cela qu’il souhaite proposer un ouvrage le plus neutre possible et qui n’est pas serbo-centré, croate-centré.
Il nous rappelle qu’au XIXe siècle, le mouvement du romantisme, les nationalismes et indépendances obtenues (ou proclamées) sont en très grande partie passés par la langue. La langue s’est avérée être un symbole très fort de l’identité, et cela a également touché les Balkans.
Enfin, par des cartes et des explications claires, l’auteur explique les différents dialectes, prononciations, similarités, ressemblances et combinaisons de ce serbo-croate et des parlers des territoires des futurs États des Slaves du sud.
II – Serbo-croate : unis ou pas, nous tombons
Cette partie est un aperçu de la naissance du serbo-croate au XIXe siècle. L’auteur retrace les initiatives littéraires et linguistiques du début de ce siècle qui ont mené à la codification de cette langue. Elle avait pour but d’unifier des peuples d’une même région aux différences diverses et variées. Cette union linguistique était une partie mais surtout le point de départ d’une union politique. Celle-ci sera concrétisée par le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes au lendemain de la Première Guerre mondiale.
L’auteur aborde donc Vuk Karadžić et Ljudevit Gaj, leurs ouvrages de grammaire et dictionnaires, leurs efforts, défis et choix qui ont mené à la codification du futur serbo-croate. Il détaille également les trois modèles d’unité linguistique (unité centralement contrôlée, unité gouvernementalement imposée, unité pluricentrique). Le serbo-croate est passé par les trois, dans cet ordre, et a suivi le modèle d’unité pluricentrique en Yougoslavie socialiste (1944-1992).
Enfin, il cite le linguiste Bugarski qui décrit le serbo-croate comme ayant une faible identité intérieure, c’est-à-dire au sein de la Yougoslavie. En revanche, au-delà des frontières, cette identité est forte et souvent revendiquée. Elle montre l’union des différents peuples et constituants de cet État. Cette faiblesse s’observe également par les nombreuses controverses, tensions, oppositions et résistances que la langue et son implémentation ont provoqué, et ce avant même l’époque socialiste.
III – Serbe : ma langue n’est-elle pas aussi la tienne ?
Dans cette partie, il n’est question que du serbe. Par « serbe », comprendre « les serbes standards » qui succèdent au serbo-croate à partir de 1992 en Serbie et au Monténégro de 1992 à 2004. Robert D. Greenberg présente les deux variantes en application sur ces territoires, et le début d’une distinction volontaire d’un futur monténégrin.
Encore une fois, tant en Serbie qu’au Monténégro, les débats entre factions de linguistes, les oppositions et controverses sont légions. Ils sont tous la preuve des conflits culturels, sociaux, identitaires et politiques qui continuent de finaliser la désintégration totale de la Yougoslavie socialiste. Une des raisons est que les locuteurs réels et supposés du serbe parlent des variantes différentes et peuplent (au moins) 3 États différents : la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine. Conserver, ou même uniquement établir une unité du serbe est donc impossible. Par conséquent, le serbe est la langue issue du serbo-croate qui comporte le plus de variantes (dialectes et prononciations).
L’auteur développe ensuite l’importance des institutions et Académies dans la codification et la sanction linguistiques. Écriture, lexique, orthographe, prononciation, portées religieuses et ethniques, entre autres, sont des exemples des préoccupations de ces Académies.
IV – Monténégrin : une montagne sortie d’une taupinière ?
Dans cette quatrième partie, Robert D. Greenberg se penche sur le monténégrin et sa plus lente concrétisation. En effet, les idées et désirs d’établir une langue monténégrine distincte des autres (serbe et croate) ne datent pas des années 1990. La conscience d’une littérature et d’une langue différentes est bien plus ancienne et remonte au siècle précédent. Néanmoins, ces idées et désirs se renforcent plus tardivement, notamment à la suite des mouvements contestataires et revendicatifs croates, surtout à partir des années 1970.
Au début de la désintégration de la Yougoslavie et jusque’à la veille de l’indépendance du Monténégro en 2006, les revendications se font de plus en plus sentir. Débats, et donc controverses et opposition aussi. L’ouvrage date de 2004 et l’auteur s’interroge sur l’avenir d’une future langue monténégrine distincte du serbe. Cette naissance de langue propre pourrait voir le jour après le référendum sur l’indépendance prévu pour 2006. J’ajoute qu’en effet, l’indépendance et la Constitution de 2007 marquent le début de l’existence d’une langue monténégrine avec ses propres caractéristiques (prononciation, lexique, caractères alphabétiques). On voit ici aussi que la langue est donc très liée à l’identité.
Ici aussi, l’auteur aborde les nombreuses difficultés accompagnant l’établissement et de codification de cette langue qui succède au serbo-croate et au serbe. Quel(s) dialect(s) choisir ? Que faire d’une (grande) partie de la population qui se revendique serbe et de langue serbe ? L’auteur conclut cette partie en affirmant que l’existence du monténégrin comme langue distincte est le dernier pas de la dissolution du serbo-croate.
V – Croate : nous sommes des jumeaux séparés, mais égaux
Dans cette partie se concentrant sur le croate, Robert D. Greenberg revient sur le XIXe siècle puis sur les spécificités du croate qui fait tout pour se différencier du serbe. Cette volonté de vouloir se distinguer (à défaut de pouvoir s’y opposer fondamentalement) ne date pas des années 1990. Les Croates ont toujours revendiqués une histoire, une identité, une langue et des dialectes qui leur sont propres. L’auteur revient donc sur ces revendications, ces différences, ces débats, ces luttes concernant la reconnaissance et l’établissement d’une langue distincte du serbe, et ce depuis le milieu du XIXe siècle, malgré la standardisation du serbo-croate.
Cette partie revient donc sur la genèse de cette langue unifiée et à objectif unificateur, du point de vue croate. Elle montre également la codification du croate à partir de 1992. Ce point est intéressant car on perçoit la volonté, souvent affichée, de vouloir clairement se distinguer du serbe et des Serbes, accusés d’impérialisme. Ce rejet n’est d’ailleurs pas le premier. En effet, au siècle précédent, des efforts pour contrer la magyarisation et la germanisation de la société et de la langue croates avaient été entrepris.
Pour ce faire, après la Yougoslavie socialiste, la langue croate a été purifiée des « serbismes » et « internationalismes ». Et ce en partie en reprenant des anciens termes croates ou en créant des nouveaux mots basés sur des caractéristiques « uniquement » croates. L’attitude quotidienne est aussi une des manifestations de ce rejet. Les locuteurs du serbe ou les utilisateurs de mots considérés comme « serbes » sont mal vus. Cela concerne principalement le lexique, puisque les grammaires sont quasiment identiques. Malgré tout, les débats, controverses et hésitations marquent ce processus tout autant que les autres.
VI – Bosnien : un chameau à trois bosses ?
Cette dernière partie concerne le bosnien, et le bosniaque. Ces deux termes, parfois utilisés maladroitement, reflètent toute la complexité du sujet linguistique en Bosnie-Herzégovine. Ici, Robert D. Greenberg nous explique que le bosnien tend à devenir le bosniaque. Et plusieurs raisons qu’il détaille expliquent cette lente évolution du terme et de ses implications.
Le premier point est qu’en Bosnie-Herzégovine vivent des Serbes résidant pour la plupart au sein de l’entité serbe Republika Srpska, et des Croates résidant pour la plupart dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Chacun d’eux à un État disposant de sa propre langue auxquels se rapporter. La Serbie et le serbe d’un côté, la Croatie et le croate de l’autre. La troisième constituante du pays, majoritaire d’ailleurs, est celle des Bosniaques. Par ce terme, on entend les Bosniens musulmans, en distinction des Serbes orthodoxes et des Croates catholiques. En théorie, tous sont bosniens, puisque citoyens de la Bosnie-Herzégovine, et tous ne sont pas pratiquants ni croyants. En réalité, depuis la guerre, les trois sont de plus en plus divisés.
Cela mène au deuxième point, et l’explique. En effet, les uns (Serbes et Croates) ont leurs langues et États ailleurs, les autres (Bosniaques), qu’ont-ils ? Ils n’ont pas d’État où ils formeraient 90% de la population et reflétant leur identité, leur culture, leur histoire. C’est en partie dû à cela que la langue bosnienne évolue vers une langue bosniaque. Elle serait donc la langue des Bosniens musulmans de Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire la langue des Bosniaques. Ici, une fois de plus, on voit bien que la langue est un fort marqueur de l’identité.
Le troisième point abordé est ce qui caractérise le bosnien-bosniaque. L’élément le plus important, comme évoqué juste au-dessus, est la présence de mots venant du turc ottoman. Ces mots sont donc directement liés à la religion musulmane et à ce qui distingue les Bosniaques des Serbes et Croates : la religion et la culture musulmanes, ayant laissé leur trace dans la langue.
VII – Conclusion
Cette partie est plus qu’appréciée puisqu’elle reprend les points les plus importants présentés tout au long de l’ouvrage.
Le XIXe est celui de la codification d’une langue unifiée et à but unificateur : le serbo-croate, ou croato-serbe, langue des slaves du sud qui seront unis dans plusieurs États de 1918 à 2003.
Avec le temps, chacun revendique une unicité, une distinction vis-à-vis de ces voisins. Cela mène en partie à la désintégration de la Yougoslavie et du serbo-croate.
De cette langue en succèdent 4 : le serbe, le croate, le bosnien-bosniaque, le monténégrin. Les langues étant un symbole et un marqueur de l’identité, on comprend qu’elle soit au centre des revendications culturelles et politiques. On comprend également qu’elle ait provoqué de nombreux et durables débats, controverses et oppositions. Le nom de ces langues est d’ailleurs un point délicat à lui seul.
Chaque peuple et chaque État veut (ou voudrait) sa langue, différente de celles de ses voisins. Et le processus, en 2004, n’est pas encore terminé. Le monténégrin n’est pas encore officiel, et le bosnien-bosniaque suit son évolution.
Remarques et recommandation
Si vous vous intéressez au serbo-croate, ou aux langues qui lui ont succédé comme prises à part, ce livre est fait pour vous. En peu de pages, eu égard à la densité du sujet, Robert D. Greenberg a su résumer et présenter clairement l’évolution, les enjeux et la complexité des questions linguistiques et politiques de l’espace ex-yougoslave.
Language and Identity in the Balkans. Serbo-Croatian and its Disintegration est le livre qu’il vous faut si le sujet vous intéresse. Que ce soit pour le découvrir, l’élargir ou l’approfondir, la division en parties de 2 à 5 pages est très accessible. Elle organise les propos et notre pensée. Elle permet d’y voir encore plus clair, de mieux saisir et assimiler les informations. De plus, les cartes, citations, extraits des langues, tables et frises facilitent encore plus la compréhension du sujet. Enfin, les nombreux noms cités (de linguistes, par exemple) permettent d’élargir les horizons en ayant des références à consulter.
Cet ouvrage permet d’appréhender les aspects linguistiques, sociaux, culturels et politiques de la question du serbo-croate, du serbe, du croate, du bosnien-bosniaque et du monténégrin.
Si les sujets de « naški » (« notre langue »), du serbo-croate et de sa désintégration, de langue, d’identité et des Balkans vous intéressent : lisez-le.


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